Le Tour de France: L'échappée belle?

Le Tour de France: L'échappée belle?

Cet été, la course de cyclisme la plus célèbre au monde, le Tour de France, prendra son départ dans l’une des villes de résidence de Frontier – Bruxelles – à l’occasion du 50ème anniversaire de la victoire du premier Tour d’Eddy Merckx, cinq fois vainqueur du Tour. La capitale belge a bien évidemment une autre raison de célébrer 2019 : cette année, Frontier fête son 20ème anniversaire. Cela a-t-il contribué à la décision de commencer le Tour à Bruxelles, pour finir, comme d’habitude et bien à-propos, à Paris – une autre ville de résidence de Frontier ?[1] Pour marquer cette coïncidence fortuite, quelques « domestiques » de Frontier[2] se sont penchés sur ce sport parfois décrit comme une partie d’« échecs sur roues ».

L'échappée

Regardez les premières étapes du Tour de France, et vous remarquerez probablement en tête de course un petit groupe de cyclistes (également appelé « l’échappée ») sillonnant vaillamment la campagne française pendant des heures. Le plus souvent, ce petit groupe est ensuite rattrapé par les 200 autres cyclistes (le « peloton ») à moins de 20 km de l’arrivée, après pas moins de 200 km d’efforts infructueux.

Pour les non-initiés (et souvent aussi pour les initiés), ce comportement paraît pour le moins illogique.

  • Comment ce groupe parvient-il à prendre tant d’avance, pour finir piégé de manière si prévisible ? Ces cyclistes sont-ils vraiment les plus rapides, ou seulement les plus optimistes en début d’étape ?
  • Pourquoi font-ils ce choix ? Si l’échappée révèle rarement un vainqueur, pourquoi n’attendent-ils pas leur heure dans le peloton au lieu de dépenser inutilement leur énergie en roulant plus vite en début d’étape ?

Quel éclairage l’économie, et plus particulièrement la théorie des jeux, est en mesure de nous apporter au sujet de ces décisions à l’origine de résultats surprenants ?

Chiffres records

Pour tenter de répondre à certaines de ces questions, les domestiques de Frontier ont recueilli des informations sur chacune des étapes des six derniers Tours. Ces données incluent des détails sur le type d’étape (la distance et la nature du terrain, par exemple) ; des statistiques clés sur le déroulement de la course (l’importance de l'échappée[3], le moment où elle s’est formée et ses participants) ; et le résultat final (les coureurs qui ont gagné et leur participation ou non à l’échappée).

Parmi les 114 étapes sur route étudiées (à l’exclusion des courses contre-la-montre et des prologues), toutes ont connu des échappées, composées d'un ensemble de 1 230[4] coureurs à l’attaque. Néanmoins, 31 de ces étapes (27 %) seulement ont été remportées à l’issue de l’échappée, ce qui signifie qu’en moyenne, la probabilité de victoire pour chaque cycliste d’une échappée s’élève à 2,5 % seulement.

 

En moyenne, la probabilité qu’un coureur d’une échappée remporte l'étape est égale à 2,5 % seulement

 

 

 

Ce constat est facilement expliqué par quelques notions de physique. Une étude récente[5] a en effet révélé que rouler dans un groupe de 121 cyclistes serrés les uns contre les autres réduit la résistance au vent de 96 % par rapport à un cycliste seul, ce qui rend le peloton bien plus efficace pour parcourir les routes qu’un groupe de plus petite taille. Il n’est donc pas surprenant que le peloton, lorsqu'il considère que le jeu en vaut la chandelle, soit capable de maintenir des vitesses bien supérieures à celle d’une échappée et ainsi de rattraper facilement les coureurs auparavant sortis du peloton.

Changer de cap

Comment donc les échappées peuvent-elles réussir si les dés sont pipés d’avance ? Si l'on regarde dans notre base de données des précédentes étapes, on peut voir qu'il n’y a pas deux étapes (ni deux échappées) identiques. Une échappée a de meilleures chances de réussir en fonction de nombreux facteurs, dont certains sont indiqués ci-dessous dans l’Illustration 1.

Illustration 1 – Taux de réussite des échappées

  • Le terrain. Une étape comportant davantage de montagnes réduit l’importance de la résistance au vent. À mesure que la route s'incline vers le haut et que les vitesses se réduisent, les avantages du drafting (également appelé « aspiration-abri ») diminuent considérablement et le principal facteur devient le rapport poids/puissance des cyclistes à mesure qu'ils luttent contre la gravité. Dans un tel scénario, le peloton est moins avantageux que l’échappée. Nos données montrent en effet que plus de quatre étapes de haute ou moyenne montagne sur 10 ont été remportées par une échappée.
  • La taille de l'échappée. Une échappée plus grande signifie un abri plus important contre le vent (et un plus grand partage des efforts les plus intenses). Une grande échappée est donc moins avantageuse pour le peloton. Le taux de réussite est bien plus élevé pour les groupes d'échappée plus nombreux – sur les 30 étapes où l'échappée était composée de plus de 16 coureurs, 23 (77 %) ont été remportées par une échappée.
  • L’importance de la victoire d'étape. Dans les étapes plus montagneuses, où les concurrents au titre de vainqueur du Tour sont au premier plan, le principal objectif pour les coureurs et leurs équipes n’est pas forcément de gagner l’étape en soi, mais bien de finir aussi loin que possible devant leurs principaux rivaux pour le classement général. Il en est ainsi parce que le maillot jaune du Tour de France est attribué au coureur avec le meilleur temps cumulé sur la course, et non à celui qui a remporté le plus d'étapes. En revanche, sur une étape de plat, les prétendants à la victoire d’étape, à savoir les « sprinteurs » ayant la force musculaire pour atteindre les vitesses de pointe les plus élevées dans le peloton ont un seul et unique objectif en tête : passer en tête la ligne d’arrivée. Cela signifie que tous les efforts seront consentis par ceux-ci et leurs équipes pour rattraper l’échappée avant de franchir la ligne. En effet, nous avons pu observer dans notre base de données que les échappées ont une chance infinitésimale sur les étapes de plat – seulement 2 % des étapes de plat ont été remportées par des coureurs échappés et un coureur échappé sur une étape de plat a seulement 1 chance sur 200 en moyenne de la remporter.

Dans certaines circonstances, l'échappée paraît avoir des chances de réussir. En revanche sur les étapes de plat, elle semble perdue d’avance. Alors pourquoi voyons-nous encore des coureurs essayer ? Pour répondre à cette question, nous sommes passés de la physique à l’économie. Ou plus précisément, à la théorie des jeux.

Se lancer ou non dans une échappée

Pour étudier du point de vue économique la décision de participer à une échappée, nous devons prendre en considération les possibles retombées positives et négatives d’un tel acte.

Illustration 2 – Avantages et coûts potentiels pour un coureur envisageant de rejoindre une échappée

Avantages

  • Victoire. Il existe une probabilité non nulle de remporter l’étape à partir d’une échappée. Cela tient clairement à diverses variables – la nature de l’étape, qui d’autre participe à l’échappée et une myriade d'autres facteurs qui entrent en jeu sur la route.
  • Publicité. Par ailleurs, les coureurs en retirent un bénéfice bien plus prévisible – une couverture télévisuelle. L'équipement d'un cycliste professionnel en fait une pancarte sur pied (enfin, sur vélo). Le fait de participer à une échappée permettra de garantir à cette pancarte une apparition sur les écrans de télévision des prétendus 3,5 milliards de téléspectateurs à travers le monde.[6]
  • Autre avantages. participer à une échappée comporte également d’autre avantages moins tangibles. Il s’agit notamment de diminuer le risque de collisions, inévitables au sein d’un groupe de plusieurs centaines de cyclistes, ou bien d’avoir une chance de gagner un prix récompensant le premier coureur à atteindre le sommet d’étapes intermédiaires.

Coûts

  • Épuisement des réserves d'énergie limitées. Le principal risque à la participation à une échappée est d'utiliser des quantités importantes d'énergie, qui pourraient éventuellement être utilisées à bien d’autres fins (aider les coéquipiers dans le peloton, ou effectuer un sprint à la fin de l'étape, par exemple).

L’équilibre de ce compromis est différent pour chaque coureur et pour chaque étape.

Certains coureurs ont un objectif clairement défini qui rend le risque de gaspiller de l’énergie inacceptable. C’est notamment le cas de ceux qui sont en quête du maillot jaune et qui doivent économiser leur énergie pour les affrontements avec leurs rivaux ou encore des sprinteurs (et leurs équipes) qui ont de meilleures chances de remporter les étapes de plat sur un sprint de dernière minute. C’est pour cette raison qu'il est rare de voir un sprinteur dans une échappée sur une étape de plat, et encore plus rare de voir un prétendant au maillot jaune envisager une échappée sur une longue distance.

Pour les autres coureurs, le coût d’opportunité d'une dure journée dans l'échappée est plus limité. Par exemple, certaines équipes ne disposent pas d’un sprinteur suffisamment rapide pour remporter la course effrénée qui a généralement lieu à la fin d’une étape de plat. Pour les coureurs de ces équipes, la publicité associée au fait de participer à l’échappée peut représenter une belle récompense pour l’énergie dépensée, même lorsqu'il y a peu ou pas de chance que l'échappée réussisse à remporter la victoire d'étape.

Si les coureurs se comportent selon la logique prédite par la théorie des jeux, on peut donc s'attendre à voir les schémas suivants en ce qui concerne le nombre et les types de coureurs dans l’échappée.

  • Sur les étapes de plat, avec peu de chances de devancer le peloton, les échappées devraient être constituées de moins de coureurs, comprenant généralement des coureurs moins victorieux. Par exemple, ils peuvent faire partie des équipes invitées du Tour de France (les « wildcards »), qui attacheront une grande importance à la publicité et pour lesquelles le fait de consommer beaucoup d’énergie a un coût d'opportunité limité.
  • Sur les étapes plus montagneuses, où l’échappée a de meilleures chances de réussite, nous devrions observer des groupes plus larges, qui devraient également être constitués de coureurs plus accomplis et prêts à accepter les coûts énergétiques en contrepartie d’une meilleure chance de victoire d’étape.

Est-ce ce que nous observons en réalité ? Dans les faits, les cyclistes agissent-ils de manière rationnelle, comme le prédit la théorie des jeux ?

Eh bien, selon nos données, oui. L’Illustration 3 ci-dessous illustre pour différents types d’étape, le nombre moyen de participants à l’échappée ainsi que le nombre moyen de coureurs ayant remporté au moins une victoire d’étape à un Grand Tour[7] (cette deuxième variable est utilisée comme approximation pour identifier les concurrents les plus victorieux).

 

Illustration 3 – Les coureurs de l'échappée, par type d'étape

Cette illustration montre qu’en moyenne, seuls quatre coureurs participent à l’échappée sur une étape de plat, parmi lesquels trois n’auront jamais remporté de victoire d'étape lors d’un précédent Grand Tour. En revanche, l'échappée moyenne sur une étape de haute montagne attire 19 coureurs, parmi lesquels 12 auront remporté une étape d’un Grand Tour. Pour les coureurs au sommet de leur art, seule une perspective réaliste de victoire est suffisante pour les sortir du confort relatif du peloton.

Le point de rupture    

Bien évidemment, cette description statique n’est qu’une représentation simplifiée du déroulement des étapes. Chaque coureur doit constamment étudier (du moins en théorie) ces compromis et réévaluer ses chances de victoire en fonction du nombre et des autres coureurs ayant tenté de participer à l’échappée. Si les coureurs voient davantage de rivaux réussir à rattraper l’écart, l'idée que leurs efforts mèneront à la victoire peut s’amplifier, les poussant ainsi à la décision de faire fi de toute prudence et de les rejoindre.

Encore une fois, cette constatation semble concorder avec les données. Par exemple, l’an dernier, la 16ème étape du Tour aurait pu être considérée comme une occasion unique d'échappée. Il s’agissait d’une étape de montagne qui invalidait les sprinteurs, mais qui finissait par une descente qui aurait ainsi rendu improbable que les prétendants au maillot jaune fassent la course à fond jusqu’à l'arrivée et privent l’échappée de la victoire. Ils semble que les coureurs avaient cette logique en tête. En effet, environ deux heures, 100 km et d'innombrables tentatives auront été nécessaires pour réussir à former une échappée sans que les coureurs la composant ne soient submergés par le poids des coureurs tentant de les rejoindre. En revanche, sur les sept étapes de plat du Tour 2018[8], une échappée s’est formée – en moyenne – après moins de 10 km de course.

Avec ces constants ajustements des attentes, et le comportement optimal pour s’y adapter, il n’est pas étonnant que le cyclisme ait été comparé à une partie d'échecs sur roues.

Alors, quand la victoire sera-t-elle remportée par une échappée cette année ?

Nous avons utilisé les données recueillies lors des précédentes éditions afin d’étudier la probabilité de victoire d’une échappée, en nous basant sur le terrain, la distance de l’étape et sa position relative dans la course.

Comme prévu, nos résultats montrent que les échappées ont 43 % et 35 % de chances supplémentaires de réussir sur les étapes de moyenne et de haute montagne, respectivement, par rapport aux étapes de plat. Curieusement, nous avons également trouvé que la probabilité de réussite de l’échappée augmente de près de 2 % par étape à mesure que le Tour progresse, même en tenant compte du terrain. Ce constat peut illustrer que, à mesure que le Tour progresse, plusieurs coureurs abandonnent le classement général et mettent à profit leurs remarquables talents dans la lutte pour les victoires d’étape en faisant partie de l’échappée.[9]

Quelle étape faudra-t-il suivre cette année si vous voulez avoir la chance de voir la victoire d’une échappée ?

 

Illustration 4 – Les probabilités prédites de victoire d’une échappée pour chaque étape de l’édition 2019 du Tour de France

Selon les prévisions de notre modèle, résumées ci-dessus dans l’Illustration 4, l’étape 17 entre le Pont du Gard et Gap sera l’étape à ne pas manquer pour voir une victoire de l’échappée dans l’édition 2019 du Tour, avec une probabilité prédite de l’ordre de 70 % que l’échappée aille jusqu’au bout. L'histoire du Tour suggère que ce pari est raisonnable – sur les trois dernières étapes qui se sont finies à Gap, toutes ont été remportées par un coureur de l’échappée du jour. Cette tendance se maintiendra peut-être cette année. Et dans le cas contraire, peut-être que les domestiques de Frontier devront s’en tenir à leur travail quotidien.

[1]     Si cela vous intéresse, la réponse est non.

[2]     Dans le jargon du cyclisme, le terme « domestique » fait référence aux membres de l’équipe dont l’objectif est de soutenir généreusement le leader d'équipe – en apportant des boissons et des vêtements se trouvant dans la voiture de l’équipe aux coureurs « vedettes », en les protégeant du vent et en poursuivant leurs rivaux en leur faveur, tout cela pour que leurs leaders puissent conserver toute leur énergie pour les affrontements qui décident du vainqueur.

[3]     Cela représentait un défi en soi. Chaque étape peut se révéler être une histoire complexe de poussée et de parade, et identifier l'échappée définitive d’une étape est donc loin d’être une science exacte (si une telle chose existe). Souvent, les coureurs peuvent s'échapper un bref moment du peloton pour se faire rattraper quelques minutes après, ou une échappée précoce peut être rattrapée à mi-parcours d'une étape et une autre échappée se reconstituer. Pour avoir un point de vue objectif, nous avons défini l'échappée comme étant le premier groupe de l’étape à se détacher et à maintenir un écart persistant avec le peloton, conformément à CyclingNews.

[4]     Ce chiffre représente la somme du nombre de coureurs dans chaque échappée. Cela comprend donc des cyclistes présents dans plusieurs échappées.

[5]     Blocken et al, “Aerodynamic drag in cycling pelotons: New insights by CFD simulation and wind tunnel testing”, Journal of Wind Engineering and Industrial Aerodynamics, ISSN: 0167-6105, Vol: 179, Page: 319-337.
Disponible à l’adresse
https://doi.org/10.1016/j.jweia.2018.06.011

[6]     Cet impressionnant chiffre quelque peu invraisemblable a été cité par les organisateurs du Tour, et a suscité quelques débats – par exemple https://www.bbc.co.uk/news/blogs-magazine-monitor-28264183

[7]     Les Grand Tours sont le Tour de France, le Tour d’Espagne (Vuelta a España) et le Tour d’Italie (Giro d’Italia).

[8]     À l’exclusion de la dernière étape à Paris, car celle-ci ne constitue généralement qu’un défilé jusqu’à ce que les coureurs atteignent un circuit dans le centre de Paris.

[9]     Par exemple, au cours des dernières années, les étapes ont été remportées à partir d’une échappée tardive dans le Tour par des coureurs qui auraient été considérés comme des prétendants au maillot jaune avant de perdre beaucoup de temps un peu plus tôt dans la course (par exemple, les victoires d'étape de Bauke Mollema (2017), Primož Roglič (2017) et Vincenzo Nibali (2014)).