Le diable se cache dans les détails

Le diable se cache dans les détails

L’efficacité des contreparties environnementales de l'aide d’État octroyée à Air France dépendra des réglementations sectorielles et de la libéralisation du ferroviaire.

Le 4 Mai 2020, la Commission européenne a approuvé une aide d'État de 7 milliards d’euros à Air France. Cette aide sera sujette à conditions, et assortie notamment d’engagements environnementaux, en vertu desquels la compagnie française devra réduire ses émissions en CO2. Le ministre de l’Economie Bruno le Maire a en particulier émis le souhait de voir Air France supprimer certains de ses trajets intérieurs, dans la perspective d’un report vers le transport ferroviaire. Ces objectifs environnementaux sont sans aucun doute légitimes et même souhaitables. Néanmoins, la théorie économique suggère que les conditions évoquées risquent de générer des externalités négatives et qu’elles devront, pour être efficaces, aller de pair avec des réglementations sectorielles et la libéralisation du secteur ferroviaire. Sans cela, les concurrents d’Air France dans l’espace aérien pourraient être incités à remplacer Air France sur les vols domestiques. Parallèlement, la libéralisation effective des transports ferroviaires a également un rôle important à jouer pour voir une augmentation du volume et de la qualité de l’offre ferroviaire, plutôt qu’une hausse des prix sur l’offre existante.

L’aide d’État

  • Le 4 Mai 2020, la Commission européenne a autorisé une aide d'État de 7 milliards d'euros par le gouvernement français en faveur d'Air France-KLM. Selon le communiqué de presse publié sur le site de la compagnie, cette mesure comporte deux volets :
    • Un prêt de 4 milliards d’euros octroyé par un syndicat de neuf banques, garanti à hauteur de 90% par l’Etat français, avec une maturité de 12 mois et deux options d’extension d’un an chacune ; et
    • Un prêt subordonné d’actionnaire de 3 milliards d’euros consenti par l’Etat français, avec une maturité de quatre ans et deux options d’extension d’un an chacune.
  • L’objectif déclaré de cette mesure est de fournir à Air France « les liquidités essentielles pour affronter cette période difficile, avant une reprise attendue des ventes lorsque les restrictions seront progressivement levées ». En outre, l'aide a été accordée en signe de reconnaissance du « rôle essentiel joué dans le rapatriement des citoyens et le transport d'équipements médicaux».
  • Ces prêts ont été déclarés conformes à l'encadrement temporaire des mesures d’aide d'État approuvé par la Commission le 19 Mars 2020, ainsi qu'à l'article 107, paragraphe 3.b du TFUE (qui permet à un Etat membre de prendre des mesures pour remédier à une perturbation grave de son économie) et à l’article 106, paragraphe 2 (qui n’est pas mentionné directement dans le communiqué de presse de la Commission, mais semble applicable à l’évaluation des mesures destinées à garantir les services d'intérêt économique général).

Les conditions

  • Les détails de cet accord (et le texte complet de la Décision de la Commission) n’ont pas encore été publiés. Toutefois, il semble clair que cette intervention de l’État français poursuit la réalisation d’autres objectifs de politique publique au regard des conditions spécifiques qui y sont associées.
  • Le 24 Avril, le ministre de l’Economie Bruno Le Maire a déclaré sur la chaine de télévision TF1 que «les prêts à Air France ne sont pas un chèque en blanc ». Le 29 Avril, dans un discours à l’Assemblée Nationale, le ministre a énoncé un objectif environnemental clair : favoriser le recours au transport ferroviaire pour les trajets intérieurs courts (au détriment du transport aérien), en demandant à Air France de supprimer ses lignes intérieures pour lesquelles un trajet en train de moins 2h30 est réalisable. Cette contrepartie supprimerait de fait la concurrence exercée par Air France sur la SNCF pour un certain nombre de trajets intérieurs. Enfin, le 4 Mai, la vice-présidente exécutive de la Commission européenne Margrethe Vestager a conclu que « la France a aussi annoncé vouloir faire des choix écologiques en ce qui concerne Air France. C'est une bonne chose ».
  • En pratique, d’après les données compilées par la rubrique « Les Décodeurs » du journal Le Monde et publiées en 2019 à l’occasion d’une proposition de loi sur les vols intérieurs, 5 lignes aériennes ont une alternative ferroviaire inférieure à 2h30. Il s’agit des lignes reliant Paris à Bordeaux, Lyon, Nantes et Rennes, et de la ligne Lyon-Marseille. Ces 5 itinéraires représentent 2,6 millions de passagers, soit 11% du trafic sur les 103 itinéraires commerciaux directs pour lesquels il existait une alternative en train en 2018.
  • Les ambitions environnementales citées plus haut sont sans aucun doute légitimes et même souhaitables. Néanmoins, la théorie microéconomique suggère que cette contrepartie peut avoir des effets néfastes, à la fois sur le consommateur, mais aussi – et de manière potentiellement contradictoire – sur l’environnement. En vue de minimiser ces risques, les obligations imposées à Air France devront s’accompagner d’interventions réglementaires plus complètes et ciblées dans les secteurs de l’aviation et du ferroviaire.

Potentiels effets indésirables

  • Premièrement, le retrait d’Air France sur ces trajets pourrait ne pas avoir les effets escomptés en termes de desserte. En effet, d'autres compagnies aériennes (en particulier les « low cost ») pourraient décider de couvrir les lignes sur lesquelles Air France est aujourd’hui en situation de monopole ou de renforcer leur présence sur les lignes qu’elles servent déjà. Ceci est d’autant plus probable sur les itinéraires les plus intéressants d'un point de vue commercial.
  • Pour limiter ces effets, il sera nécessaire d'étendre l'interdiction à toutes les compagnies aériennes opérant en France avec une règlementation sectorielle complète. Sans cela, les concurrents d’Air France dans l’espace aérien auront une incitation à remplacer Air France sur les vols intérieurs, contrevenant ainsi aux objectifs de cette intervention en termes environnementaux. Le gouvernement a justement l’intention prendre un arrêté en sens, comme l’a récemment déclaré le secrétaire d'État aux Transports Jean-Baptiste Djebbari, au micro d’RTL le 22 juin.
  • Deuxièmement, pour les trajets sur lesquels Air France ne sera plus présent et si la substitution par d’autres compagnies aériennes est évitée, la réduction de la pression concurrentielle exercée par le transport aérien sur le transport ferroviaire pourrait se faire au détriment du bien-être du consommateur. Ce sera le cas par exemple si l’opérateur ferroviaire – en l’espèce la SNCF – augmente les prix des billets de train ou que la qualité du service se détériore (en particulier en ce qui concerne les retards, les remboursements et la connectivité intermodale). En outre, les voyageurs les plus affectés seront les moins favorisés, car l'impact relatif d'une hausse de prix est plus significatif pour ceux-ci.
  • Si un nombre accru de voyageurs décidait alors de voyager en voiture, beaucoup plus polluante que le train, la portée environnementale de cette mesure serait compromise. La présence d’autres opérateurs ferroviaires venant concurrencer la SNCF sera cruciale pour éviter cet écueil. La libéralisation des services commerciaux tels que les TGV, à partir du 14 décembre 2020, rendra de fait possible l’entrée de nouveaux acteurs qui pourraient donc se substituer à Air France et maintenir un certain niveau de pression concurrentielle sur les trajets concernés.
  • A moyen terme, la théorie économique suggère qu’une telle ouverture du marché à la concurrence aura un effet positif sur les prix et la qualité des voyages et, par conséquent, un impact positif d'un point de vue environnemental. En Italie, les données recueillies suggèrent que les libéralisations des lignes à grande vitesse y ont permis une baisse des prix et un agrandissement de la taille du marché.
  • Mais l’impact de cette libéralisation sur les prix ne sera pas nécessairement immédiat. Dans ce cas, des interventions pour limiter des augmentations excessives des prix et pour contrôler la qualité des services pourraient être nécessaires à titre temporaire.

Quelles conséquences en pratique ?

  • Au-delà des implications (théoriques) exprimées ci-dessus, l’effet environnemental que l’on peut attendre dépendra des conditions précises imposées à Air France.

Figure 1 : les 10 principaux vols commerciaux en France métropolitaine (en nombre de passagers)

 

Source:   Frontier Economics. Données compilées par Le Monde – Les Décodeurs. Les itinéraires pour lesquels il n’existe pas d’alternative en train (entre la France métropolitaine et la Corse) n’ont pas été pris en compte.

  • En effet, le nombre de lignes et de passagers concernés par cette mesure, et donc la portée de l’intervention, sont très sensibles au seuil de temps de trajet retenu.
    • Seules 5 lignes seraient supprimées par Air France si un seuil de 2h30 est retenu (voir figure 2 ci-dessous). Parmi les 10 principaux itinéraires commerciaux (qui représentent plus de la moitié du trafic intérieur en termes de passagers), seuls 2 sont concernés (Paris-Bordeaux et Paris-Lyon).
    • Si le seuil de 2h30 était étendu d'une heure seulement, la part des passagers concernés augmenterait considérablement (28% contre 11% précédemment) et le nombre de trajets concernés triplerait, passant de 5 à 16.

Figure 2 : Nombre de passagers et liaisons commerciales en fonction du temps de trajet en train

Conclusion

  • En conclusion, pour que les objectifs environnementaux de cette intervention soient atteints de la manière la plus efficace et en générant le moins de distorsions possibles, les contreparties environnementales de l'aide d’État octroyée à Air France devront être accompagnées d’une réglementation sectorielle complète et d’une libéralisation ferroviaire efficace. Cela limitera l'impact négatif de ces mesures de transition écologique sur la concurrence et le consommateur.
  • Compte tenu de l'importance de la décarbonisation du secteur aérien et de la portée internationale du problème, il sera aussi très important de coordonner cette intervention au niveau européen et avec d'autres politiques publiques dans ce domaine (voir nos publications concernant la taxe carbone et le système d'échange de quotas d'émission).
  • L’actualité récente est marquée par des évolutions majeures sur les aides d’État au niveau européen. Dans ce contexte, il est important que ces interventions tiennent dûment compte des forces en présence sur le marché afin que, en limitant ou renforçant leur impact, les gouvernements puissent atteindre leurs objectifs de façon plus efficace.