La vie du nucléaire après l'ARENH

La vie du nucléaire après l'ARENH

Le gouvernement français a entamé une réflexion sur les différents mécanismes susceptibles de remplacer la régulation actuelle de l’accès à l’électricité nucléaire produite par EDF en France, quand celle-ci prendra fin en 2025. Les propositions présentées soulèvent des questions intéressantes, notamment dans le domaine des aides d’Etat. Cette note fournit quelques réflexions initiales sur les sujets qui méritent, de notre point de vue, une attention particulière.    

Accès autorisé          

Les fournisseurs alternatifs (c’est-à-dire autres que la branche fourniture d’EDF) jouissent actuellement d’un accès réglementé à l’énergie produite par le parc nucléaire existant d’EDF à travers le cadre transitoire d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique, ou ARENH. Ce mécanisme impose à EDF de vendre jusqu’à 100 TWh par an d’électricité nucléaire (soit environ 25% de la production en France) à un prix régulé de 42 €/MWh. Ce prix représente, en théorie, les coûts de production de l’électricité à partir du parc nucléaire existant. Chaque fournisseur a accès à un certain volume d’ARENH, son « droit », prédéfini en fonction de la taille de son portefeuille de consommateurs. Si le volume global d’ARENH demandé par les fournisseurs excède 100 TWh, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) décide de la répartition des volumes pour chaque fournisseur.

Ce mécanisme tire sa source dans la Commission Champsaur de 2009, dont les recommandations ont été intégrées dans la loi NOME en 2010. En 2011, l’ARENH faisait ses débuts, avec trois objectifs principaux:

  • Permettre à la concurrence de s’exercer sur le marché du détail, en assurant aux fournisseurs alternatifs un accès au nucléaire aux mêmes conditions que la branche d’EDF en charge de la fourniture 
  • Permettre aux consommateurs de bénéficier des investissements historiques réalisés dans le développement du nucléaire 
  • Assurer le financement du parc de production existant.

Les avis sur le succès du mécanisme au regard ces objectifs sont partagés.

Les volumes d’ARENH souscrits par les fournisseurs ont fluctué en fonction du prix attendu sur le marché de gros de l’électricité. Quand le prix de gros était inférieur au prix de l’ARENH, les fournisseurs ont eu tendance à acheter de l’électricité sur le marché (avec une liquidité plus importante pendant ces périodes). A l’inverse, quand le prix de l’ARENH était inférieur au prix de gros, les fournisseurs exerçaient leurs droits à l’ARENH.

Dans un marché de détail concurrentiel, étant donné que les souscriptions et droits à l’ARENH varient en fonction du nombre de clients et des consommations en portefeuille, les fournisseurs devraient répercuter l’avantage financier tiré du mécanisme sur les prix de détail. Pour autant, la mesure dans laquelle le dispositif a favorisé le développement de fournisseurs alternatifs pose question, notamment parce que la période qui a vu la réduction la plus significative de la part de marché d’EDF coïncide avec les années où l’ARENH a été le moins utilisé (2015 et 2016). En outre, la part de marché globale d’EDF, sur les offres réglementées et non réglementées (« offres de marché »), reste importante.

Libre accès

En anticipation de la fin de l’ARENH en 2025, le gouvernement français a consulté en janvier 2020 sur une nouvelle intervention, selon les modalités suivantes :

  • La branche fourniture d’EDF serait traitée, en termes d’achat d’électricité à la branche production d’EDF, de la même façon que les fournisseurs alternatifs (dans un esprit cohérent avec le projet Hercule de potentielle scission d’EDF en deux entités séparées). 
  • La production d’EDF à partir du parc nucléaire existant serait vendue sur le marché de gros sous la forme d’un productible constant, défini normativement. Le prix auquel ces volumes seraient vendus ne serait pas fixé.
  • Si le prix de vente constaté pour ces volumes :
    • s’avérait supérieur à un prix plafond prédéfini, la branche production d’EDF verserait la différence aux fournisseurs de clients français ; ou
    • s’avérait inférieur à un prix plancher prédéfini, les fournisseurs de clients français verseraient la différence à la branche production d’EDF.

Ce nouveau mécanisme tente à nouveau de répondre aux objectifs initiaux de l’ARENH, en particulier:

  • Concurrence sur le marché de détail: la branche fourniture d’EDF s’approvisionnerait (pour ses besoins en base) auprès de la branche production d’EDF via le marché et dans les mêmes conditions que les fournisseurs alternatifs, contribuant ainsi aux conditions d’une concurrence équitable sur le marché de détail 
  • Partage de l’avantage procuré par les investissements historiques: si le prix de gros de l’électricité était supérieur au plafond (qui devrait vraisemblablement être lié aux coûts du parc nucléaire existant), les fournisseurs de clients français ne paieraient que ce prix plafond. Dans un marché concurrentiel, cet avantage (qui devrait être plus important que celui qui était tiré de l’ARENH car toute la production d’EDF, et non seulement 100 TWh, sera concernée) devrait être retransmis aux consommateurs français
  • Financement du parc nucléaire existant: l’exposition de la branche production d’EDF aux fluctuations des prix de gros devrait être réduite. Ceci devrait permettre de réduire les coûts de financement du parc nucléaire existant, et notamment du grand programme d’investissement prévu pour moderniser le parc existant et prolonger sa durée de vie (le Grand Carénage).

La liquidité sur le marché de gros devrait également être améliorée, la totalité de la production d’EDF étant vendue sur le marché plutôt qu’une partie seulement sous l’ARENH.

Ce nouveau mécanisme regroupe finalement des caractéristiques déjà présentes dans plusieurs interventions sur le marché de l’énergie:

  • Les compléments de rémunération accordés aux producteurs d’électricité renouvelable, car un niveau de revenu prédéfini et plus stable que les prix de gros est assuré pour la branche production d’EDF 
  • Les mécanismes de plancher / plafond de rémunération pour les interconnexions en Grande-Bretagne, car une exposition (certes limitée) aux fluctuations du marché de gros subsiste 
  • Le régime de l’Accès des Tiers aux Stockages souterrains de gaz (ATS) en France, car un transfert est organisé entre les consommateurs français et un gestionnaire d’infrastructure afin d’assurer à celui-ci un certain rendement.

Accès interdit ?

Conçu en réponse aux objectifs nationaux décrits plus haut, le dispositif s’inscrira aussi dans le marché intérieur européen de l’énergie. Il devra donc être cohérent avec les réglementations en matière d’aides d’Etat.

Dans cette perspective, le gouvernement français envisage de définir les obligations de vente d’électricité nucléaire par la branche production d’EDF comme un service d’intérêt économique général (SIEG). Les SIEG sont définis par la Commission européenne comme « des services considérés par les autorités publiques des pays membres de l’UE comme étant d’intérêt général et faisant par conséquent l’objet d’obligations de service public spécifiques ».

Les autorités françaises devront toutefois veiller à ce que le SIEG soit défini de manière cohérente avec la législation européenne. Bien que la Commission accorde un large pouvoir d’appréciation aux Etat membres sur la définition de ce qu’ils considèrent être un SIEG, lorsque des règles spécifiques existent au niveau de l’Union, cette marge d’appréciation est liée par ces règles. Au cas d’espèce, l’Article 9 de la Directive (UE) 2019/944 définit les obligations de service public possibles – le SIEG pourrait par exemple concerner la sécurité d’approvisionnement, la qualité et le prix de la fourniture d’énergie et/ou la protection de l’environnement.

Les SIEG sont sujets à des règles spécifiques concernant les aides d’Etat. Ils sont considérés comme étant compatibles avec le marché intérieur s’ils remplissent quatre conditions cumulatives:

  • Le bénéficiaire de la compensation doit détenir une obligation de service public, et cette obligation doit être clairement définie
  • Le calcul de la compensation doit être objectif, transparent et établi à l’avance
  • La compensation doit être proportionnée : elle ne peut excéder ce qui est nécessaire pour couvrir les coûts liés à la mise en place de l’obligation, tout en tenant compte des revenus appropriés et en permettant un bénéfice raisonnable 
  • Si le bénéficiaire de la compensation ne peut être choisi à travers un processus concurrentiel, le niveau de l’indemnisation doit être déterminé sur la base d’une analyse des coûts d’une entreprise efficace.

Etant donné le caractère sensible du sujet qu’est l’énergie nucléaire, il est probable que la Commission européenne conduise une fine évaluation des propositions du gouvernement français. Les troisième et quatrième conditions mentionnées ci-dessus sont susceptibles de soulever des questions économiques intéressantes : comment peut-on s’assurer que le mécanisme donne lieu à un bénéfice raisonnable, basé sur les coûts d’une entreprise efficace ? La Commission européenne pourrait s’interroger sur un certain nombre d’éléments que nous discutons ci-après.

Premièrement, sur la question de la mesure.

De nombreux régimes de soutien aux énergies renouvelables se sont déjà interrogé sur la définition du bénéfice raisonnable. Ce bénéfice est généralement mesuré comme le taux de rendement pour un nouvel investisseur, calculé comme la valeur actuelle nette des flux de trésorerie attendus divisée par la valeur actuelle nette des investissements.

Aucune des composantes de cette équation n’est facile à calculer.

  • Sous le nouveau mécanisme, les recettes issues du marché de gros devront être mises en regard du plancher et du plafond. Mais il existera également d’autres sources de revenus. Des revenus seront pas exemple perçus pour la vente ou l’achat d’électricité liés à la modulation, ou encore à la fourniture de services système ou de redispatch pour aider à gérer les congestions du réseau.
  • Il faudra ensuite mettre en face de la définition retenue pour les recettes une définition correspondante des coûts (ce qui pourrait rendre le détourage des recettes liés aux services système et à la modulation difficile). Il conviendra également de prévoir une séparation adéquate des coûts liés à la branche production d’EDF par rapport au reste de l’entreprise.

Il sera donc essentiel de déterminer quels coûts et recettes doivent être pris en compte dans l’évaluation de la rentabilité du SIEG, et la manière dont ils seront estimés.

De la même manière, sans intervention les unités de production d’énergie nucléaire d’EDF sont susceptibles d’obtenir des recettes par le biais du mécanisme de capacité français. Plusieurs questions se posent ici :

  • Cumul d’aides d’Etat: sachant que le mécanisme de capacité est considéré comme une aide d’Etat, les centrales d’EDF perdraient-elles leur droit de participation ? Et dans quelle mesure une telle conclusion est-elle cohérente avec le risque que l’existence du marché de capacité diminue la valeur de marché de la charge en base vendue par EDF ?
  • Liquidité du mécanisme de capacité : actuellement, les volumes d’ARENH sont automatiquement associés à un certificat de capacité, ce qui implique qu’une partie des volumes produits par EDF ne participe pas au mécanisme de capacité (représentant environ 10% des certificats). Les volumes vendus avec le nouveau mécanisme seront-ils également automatiquement associés avec un certificat de capacité ? Quel sera l’impact sur la liquidité sur le marché de capacité ?
  • Incitations : en fonction des modalités d’intégration entre le nouveau dispositif d’accès et le marché de capacité, une disposition particulière sera-t-elle nécessaire pour s’assurer qu’EDF reste incité à maximiser sa disponibilité les jours de pointe ?

Mesurer la valeur nette des investissements passés n’est pas plus simple. Depuis les investissements initiaux, les centrales nucléaires ont perçu des revenus dans un contexte de monopole d’abord, puis sur un marché de gros concurrentiel (mais faisant l’objet de diverses interventions réglementaires). EDF a également effectué des investissements subséquents afin de maintenir en état un parc nucléaire vieillissant. Cela complique l’évaluation de la valeur raisonnable des actifs à prendre en compte.

Enfin, il convient de déterminer si les coûts encourus par EDF correspondent à ceux d’une entreprise efficace. La CRE, comme beaucoup de régulateurs européens, a l’habitude d’évaluer les coûts efficaces pour des opérateurs d’infrastructures, notamment de réseaux. Mais évaluer les coûts opérationnels et les dépenses d’investissement d’un exploitant majeur de centrales nucléaires (et d’un programme comme le Grand Carénage ou encore la construction de Flamanville), où les comparables existent dans une moindre mesure, représente un tout autre défi.

Vient ensuite la question du caractère raisonnable de la mesure.

Les régulateurs sont également habitués à déterminer un retour sur investissement raisonnable pour plusieurs types d’activités : par exemple, avec l’évaluation du taux de rémunération pour des réseaux énergétiques ou d’autres infrastructures. Typiquement, cela implique de se référer au coût de la dette et au coût des fonds propres observés sur des comparateurs côtés ayant un profil de risque similaire.

Il existe bien des sociétés possédant d’importants actifs nucléaires et pouvant être utilisées comme comparables. Mais ont-elles un profil de risque similaire à celui d’EDF sur le périmètre faisant l’objet de l’intervention ? Certaines opèrent sous des régimes entièrement régulés, d’autres dans des environnements plus marchands. L’exposition au risque de la branche production d’EDF dépendra crucialement des paramètres du nouveau régime. Notamment :

  • Comment sera prise en compte la disponibilité prévue du parc nucléaire pour déterminer le niveau du bandeau de base à mettre en vente ? Et si la disponibilité réelle s’avère inférieure (nécessitant un rachat d’électricité), comment seront traités les coûts correspondants pour EDF ?
  • Quel sera l’écart entre le niveau du plancher et du plafond ? Plus l’écart sera grand, plus la branche production d’EDF sera exposée à un risque marchand important.
  • Comment seront calibrés les niveaux absolus du plancher et du plafond ? S’ils sont fixés sur de longues périodes et que le marché évolue de manière durable, le risque marchand d’EDF peut lui aussi évoluer de manière significative.

Enfin, quand bien même les conditions pour être qualifié de SIEG seraient remplies, d’autres interrogations pourraient être soulevées. Un des objectifs clés de la nouvelle intervention serait d’assurer que les consommateurs français soient remboursés si l’énergie nucléaire produite par EDF est moins chère que les prix sur le marché intérieur de l’électricité. Si les prix européens augmentent (ce qui pourrait être le cas avec la hausse des prix du carbone), cela implique que, du fait de ce remboursement, certains clients industriels français pourraient faire face à des coûts inférieurs à leurs compétiteurs localisés dans d’autres Etats membres voisins.

En ce sens, un objectif fondamental de la nouvelle intervention pourrait être lui-même incompatible avec les règles générales européennes en matière d’aides d’Etat.

Dans le passé, des réductions de taxes ou de tarifs d’accès aux réseaux ont été accordées à des industriels par des Etat membres. En France par exemple, les entreprises électro-intensives bénéficient d’une réduction de la contribution au service public de l’électricité. Elles bénéficient également d’une réduction du tarif d’utilisation des réseaux public d’électricité (TURPE), qui est une des composantes de leur facture finale, à condition que des politiques d’efficacité énergétique soient mises en place. Mais ces réductions sont liées à des objectifs spécifiques – par exemple, la compatibilité de la réduction de CSPE a été évaluée selon les lignes directrices concernant les aides d’Etat à la protection de l‘environnement et à l’énergie (LDAEE), qui permettent de préserver la compétitivité internationale des entreprises électro-intensives.

Dans d’autres cas, la Commission s’est prononcée contre des mesures qui accordaient un avantage à ce type d’utilisateurs. Par exemple, entre 2011 et 2013, des exonérations totales des tarifs d’utilisation du réseau électrique ont été accordées aux grands clients allemands à consommation électrique stable. L’enquête de la Commission a conclu qu’il s’agissait d’une aide d’Etat incompatible avec le marché intérieur. En particulier, la Commission a noté que le fait de décharger les entreprises électro-intensives de l’obligation de payer tous frais de réseau pouvait avoir un effet de distorsion important sur la concurrence, étant donné que les entreprises d’autres Etats membres restent tenues de payer leurs frais de réseau respectifs. Un aspect important de cette décision portait sur le fait que l’exonération totale n’apparaissait comme n’ayant aucun lien avec une quelconque contribution des clients concernés à la réduction des coûts de réseau.

Bien que le mécanisme en question en France ne cible pas directement les grands consommateurs, il est plausible que son impact global puisse susciter des inquiétudes en ce qui concerne les aides à l’industrie française. Cela dépendra largement du niveaux du plancher et du plafond par rapport aux prix de gros attendus : si le plancher et le plafond impliquent des coûts d’électricité pour les clients français sensiblement inférieurs au niveau des prix de gros, la Commission pourrait se préoccuper d’autant plus de l’impact potentiel.

En tout état de cause, un gros travail reste à faire avant la mise en œuvre de cette réforme. Une grande partie des travaux sera effectuée à Paris, mais il semblerait qu’une partie non négligeable devra également être effectuée à Bruxelles pour garantir l’acceptation du mécanisme par la Commission européenne.