Equitable, raisonnable et ambigu

Equitable, raisonnable et ambigu

Les conditions « FRAND » du Règlement sur les marchés numériques de la Commission européenne. Le Règlement sur les marchés numériques (DMA) de la Commission européenne établira un nouvel ensemble d’actions « à faire » et « ne pas faire » pour les plateformes ayant une position de contrôleur d’accès, comme expliqué dans nos articles précédents ici.

Parmi ces obligations, les contrôleurs d’accès qui fournissent des services de recherche en ligne (soit Google) devront fournir un accès à leurs données sur le classement, les recherches, les clics et les vues selon des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires (en anglais : Fair, Reasonable, And Non Discriminatory, ou « FRAND ») aux autres fournisseurs de moteurs de recherche en ligne.

En comparaison, les contrôleurs d’accès qui fournissent un accès aux boutiques d’applications logicielles (soit Apple et Google) devront le faire selon des conditions équitables et non discriminatoires.

En revanche, le critère « raisonnable » est visiblement absent de ces conditions pour les boutiques d’applications logicielles, ce qui en fait des conditions « FAND » et non « FRAND ».

Est-ce une simple coquille ou l’omission du « R » pour les boutiques d’applications logicielles est-elle délibérée ?

Le débat autour des conditions d’accès pour les boutiques d’applications logicielles est très actif au vu du procès actuel entre Apple et Epic Games, qui se joue dans les tribunaux américains.

FRAND/FAND en théorie

Les conditions FRAND s’appliquent typiquement dans les cas où un produit représente un intrant important pour certains marchés en aval (ex. : brevets standard essentiels liés à une technologie qui est cruciale pour une norme sectorielle).

Dans ces cas, le fournisseur de cet intrant peut détenir une certaine position dominante sur le marché, dès lors la fourniture d’accès selon les conditions FRAND :

(i) limite la mesure dans laquelle ces fournisseurs peuvent profiter de cette position sur le marché, tout en (ii) permettant aux fournisseurs de récupérer à tout le moins les coûts de leur investissement et continuer à être incités à produire ces intrants.

Des préoccupations en matière de concurrence peuvent naître si le fournisseur de cet intrant est également actif sur le marché en aval (et pourrait par exemple potentiellement favoriser ses propres services en aval).

Dans ce cas, les conditions FRAND peuvent aussi permettre aux acteurs en aval de rivaliser équitablement.

En revanche, les éléments qui constituent les conditions FRAND sont surtout une question de perception.

Les concepts d’« équitable » et de « raisonnable » sont subjectifs et semblent étroitement liés.

Il est difficile d’imaginer des conditions qui seraient équitables mais non raisonnables ou raisonnables mais non équitables.

Le concept de « non-discrimination » semble plus évident à définir – offrir les mêmes conditions d’accès à plusieurs acteurs dans des circonstances équivalentes – mais cela reste compliqué dans la pratique.

Par exemple, comment déterminer si différents acteurs souhaitant un accès sont équivalents ?

L’une des interprétations d’« équitable » consiste à corriger tout déséquilibre en termes de pouvoir de négociation entre les deux parties et de reproduire le résultat de négociations sur un marché compétitif – en d’autres termes, un marché « équitable » pour les deux parties.

Des conditions d’accès « raisonnables », dans la mesure où il existerait  des différences entre « raisonnable » et « équitable », pourraient plutôt concerner le prix de l’accès. Par exemple, le prix payé par l’acteur souhaitant un accès lui permet-elle de rivaliser de manière efficace sur le marché en aval, et le fournisseur d’accès dispose-t-il d’une incitation suffisante pour continuer à produire cet intrant à ce prix ?

Si c’est le cas, un tel prix doit être considéré comme « raisonnable ».

FRAND/FAND dans la pratique : les boutiques d’applications logicielles et les moteurs de recherche

Les boutiques d’applications logicielles servent de vecteur important sur le marché pour les développeurs d’applications – sans un tel accès, les développeurs atteindraient un nombre bien plus réduit de clients.

En même temps, les boutiques d’applications logicielles ont besoin du contenu fourni par les développeurs d’applications – sans ce contenu, les boutiques seraient moins intéressantes pour les clients.

Ceci représente fondamentalement un problème de négociation, car les deux parties pourraient profiter d’un accord entre elles.

Et comme pour tous les problèmes de négociation, le pouvoir de négociation de chaque partie est principalement déterminé par son « plan de secours », soit le compromis suite à l’absence d’un accord entre les deux parties (également connu sous l’expression « meilleure solution de rechange à un accord négocié » ou MESORE).

Dans quelle mesure une partie peut-elle vivre sans l’autre ? Pour les développeurs d’applications, les options peuvent être limitées (ex. : l’App Store d’Apple, le Play Store de Google et/ou l’accès direct potentiel aux clients via des plateformes non mobiles – même si cela fait l’objet d’une zone d’ombre dans le cas opposant Apple à Epic), et le DMA suggère que les boutiques d’applications logicielles représentent une passerelle importante pour les développeurs afin d’atteindre les utilisateurs finaux.

Pour les boutiques d’applications logicielles, certaines applications sont susceptibles d’être plus importantes que d’autres, mais il semble peu probable qu’une application à elle seule soit plus cruciale que les autres du point de vue de la boutique d’applications logicielles.

Cela suggère qu’il existe un déséquilibre en termes de pouvoir de négociation entre les deux parties, ce qui peut expliquer le fait que le DMA insiste sur des conditions d’accès « équitables ».

En revanche, rien ne semble suggérer qu’il n’est pas moins important que les conditions d’accès soient « raisonnables », même s’il est difficile de le définir.

En effet, cette question est au cœur du litige entre Apple et Epic – des commissions de 30 % reflètent-elles un résultat de négociation « équitable » et/ou « raisonnable » ?

Pour les services de recherche, l’accès aux données de recherche est apparemment moins un problème de négociation – tandis que les fournisseurs de moteurs de recherche bénéficieraient d’un accès aux données de recherche de leurs rivaux, ces derniers n'auraient que peu (ou rien) à gagner en les fournissant.

D’ailleurs, c’est peut-être précisément la raison pour laquelle ces données de recherche ne sont pas proposées par les fournisseurs de moteurs de recherche.

À la place, les obligations du DMA pour les fournisseurs de moteurs de recherche semblent davantage se concentrer sur la fourniture d’accès aux données de recherche selon des conditions FRAND, car elles sont considérées comme un intrant essentiel pour la concurrence – par exemple, le DMA fait référence à ces données comme une « barrière importante à l’entrée et à l’expansion, ce qui nuit à la contestabilité des services de moteur de recherche en ligne ».

Cela semble davantage relever de la compétence de la régulation de l’accès conventionnel, où le besoin de conditions à la fois « équitables » et « raisonnables » est bien établi (même si le défi consiste à définir ce que cela signifie dans la pratique).

Ainsi, même si la fourniture de l’accès aux boutiques d’applications logicielles et aux services de moteur de recherche est bien distincte, il ne semble y avoir aucune raison évidente justifiant le fait que les vastes principes FRAND ne sy’appliquent pas.

En revanche, les questions concernant la manière dont ces principes devraient s’appliquer dans la pratique restent ouvertes, et il est regrettable que le DMA ne donne aucun éclairage à ce sujet.